À travers un récit visuel d’une bouleversante beauté, Eveline Boulva immortalise les paysages nordiques du fleuve St-Laurent et de l’Atlantique Nord, offrant une perspective unique, au confluent de l’art, de la géographie et de l’écologie, sur ces panoramas côtiers majestueux en perpétuelle mutation. En cette ère de l’anthropocène, alors que la transformation rapide des paysages naturels est plus que jamais au coeur de nos préoccupations, la turbulence des écueils nous invite à réfléchir sur la fragilité de nos milieux naturels et sur les actes nécessaires à poser pour assurer leur préservation.
La turbulence des écueils est un témoignage visuel de périples au cours desquels Eveline Boulva s’est arrêtée dans le Bas Saint-Laurent, en Gaspésie et à Terre-Neuve. Élaborées à partir d’archives photographiques et vidéographiques soigneusement collectées au cours de ces pérégrinations, les peintures présentées attestent d’un engagement de longue durée de l’artiste à sensibiliser aux enjeux écologiques pressants, exacerbés par l’action humaine, qui se trament derrière la beauté spectaculaire des paysages naturels.
S’inspirant des glaces morcelées du Saint-Laurent et des vagues impétueuses se cassant sur les côtes de Terre-Neuve, Eveline Boulva articule conceptuellement, esthétiquement et philosophiquement ce corpus autour de la notion de « fragmentation ». La glace, incarnant à la fois le symptôme et l’emblème de la crise climatique, se fait ici le puissant symbole de l’impact de l’action humaine sur les paysages naturels. À travers ses œuvres, l’artiste trace un parallèle visuel saisissant entre les glaces du fleuve, dessinant des constellations immaculées se détachant sur le bleu profond des eaux et le ciel nocturne étoilé. Cette métaphore existentielle qui nous happe évoque le sentiment d’impuissance vertigineux que suscite la crise climatique et la vulnérabilité du chaos.
En effet, bien que les paysages naturels d’Eveline Boulva soient dénués de toutes représentations humaines, ils sont parsemés d’allusions subtiles à l’intervention de l’Homme sur le territoire. Cela se traduit notamment par l’emploi récurrent des motifs de la grille et de la ligne. Le quadrillé, intimement associé à la cartographie, devient dans les œuvres de l’artiste, le symbole de la relation complexe qu’entretient l’être humain avec le territoire. Confronté à l’immensité de l’espace, il tente de le rendre intelligible en y apposant des divisions et des frontières artificielles. Plus que des simples marqueurs géographiques, ces constructions incarnent l’éternelle quête d’emprise de l’être humain sur l’espace qui l’entoure, sans égard aux conséquences éventuelles de cette entreprise sur l’environnement et ses écosystèmes.
Quant à la ligne horizontale, élément constitutif de la représentation, elle découle de la technologie vectorielle que Boulva emploie depuis quelques années pour alléger le travail minutieux qu’exige le dessin hyperréaliste. La ligne parfaitement droite, absente dans la nature et donc proprement « humaine », contraste avec les formes organiques des paysages naturels représentés, instaurant une tension visuelle dans les œuvres et une manifestation symbolique de la rupture d’équilibre environnemental causée par l’être humain. De surcroît, dans certaines œuvres, la ligne varie en épaisseur de manière aléatoire ou semble mise à l’avant-plan de la composition lorsqu’elle se teinte de jaunes, de rouges et d’orangés dont les tons contrastent avec les couleurs froides des paysages nordiques en arrière-plan. Il s’agit en fait de manifestations visuelles de dysfonctionnements numériques de la machine vectorielle, des failles de programmation et d’incompatibilités matérielles, autrement dit, des « erreurs » technologiques et techniques que Boulva, non seulement embrasse, mais provoque délibérément en poussant la machine au-delà de ses capacités actuelles.
Ces « anomalies » volontaires sont ainsi un élément fondamental de son processus artistique, symbolisant à la fois le réchauffement climatique à travers les couleurs chaudes qui se superposent aux paysages de banquises, et le sentiment de perte de contrôle et de déséquilibre auquel est confronté l’être humain dans le contexte de la crise climatique, elle-même occasionnée par une interminable série « d’erreurs humaines » que l’humain perpétue à ce jour.